L'awalé, c'est magique (vlouise)

 

Mercredi 10 mai 2006. L'awalé, c'est magique

Hier soir il m'a téléphoné ; c'est un animateur, il travaille avec des enfants en danger moral et social, c'est comme ça qu'il dit : des enfants placés là en internat, d'autres qui rentrent le soir dans des familles d'accueil ; il cherche à leur ouvrir l'esprit, à les ouvrir sur d'autres cultures…bref il a trouvé l'adresse de notre association d'awalé, il me propose d'intervenir avec ces enfants. C'est un travail que je fais souvent, au nom de l'asso, dans des ludothèques ou des maisons de retraite, dans des écoles ou des collèges, un peu partout. Là ce sera des sixièmes et des cinquièmes. Huit en tout, me dit-il, ça ira ? franchement huit c'est pas beaucoup, j'ai travaillé dans des écoles où on a 28 enfants dans une salle ; j'apporte alors 15 à 20 jeux, histoire de leur montrer différentes formes, des tissus africains, si les enfants sont petits une grande calebasse pour qu'ils s'amusent à y piocher les graines avant de les installer dans les jeux, un CD de Ballaké Sissoko à la kora, c'est doux et tonique, ça favorise la concentration.

Je lui dis que non, il n'a pas besoin de se déranger, on est une toute petite association qui n'a même pas de local, c'est moi qui viendrai : bon dans ce cas ils seront dix, huit c'était à cause du permis transport. Ca se trouve à une cinquantaine de kilomètres de chez moi vers le sud, mais je n'aurai pas de mal à trouver : c'est un grand château avec une forêt.

Un grand château avec une forêt ! Hier soir je n'arrivais pas à m'endormir tellement je sentais qu'il se passerait quelque chose de bien ; quand j'ai trouvé le sommeil, j'ai rêvé qu'on jouait tous assis en rond dans le parc sous un énorme baobab sarthois (j'habite la Sarthe).

Ce matin j'ai préparé ma valise, j'ai refait la déco du couvercle, et je ne sais pas pourquoi j'ai emporté pour écouter dans la voiture un CD de Joan Baez chantant Bob Dylan, d'habitude je me censure contre tous ces trucs de vieux mais là non.

Les dix gamins c'était pas rien. L'animateur a fait retirer la casquette aux garçons, il faut dire bonjour à la dame et tout ça. Je sentais que plus que jamais il fallait entrer vite dans l'action. J'ai demandé qui savait jouer, il y en avait un seul, il avait des notions sauf qu'il tournait dans le mauvais sens. J'ai expliqué qu'il y a beaucoup de règles pour ce jeu, mais que je préfère leur montrer tout de suite celle qui se joue dans les tournois internationaux. Ca calme. Ils se sont assis, l'animateur avait trouvé que c'était une bonne idée de jouer assis par terre, mais eux, comme il l'a reconnu par la suite, ben c'est pas leur culture et ils ont eu un peu de mal, enfin on s'est arrangés, deux tables pour les réfractaires et les autres par terre. Je leur ai fait toucher et soupeser les graines, sentir le bon sens de rotation avec les doigts, et puis j'ai expliqué le but du jeu, la règle de la prise, et en avant. Le silence s'est fait très vite, et voilà on n'entend plus que le bruit des graines qui se sèment, ces moments-là c'est toujours très beau, c'est pour ces moments-là que je dis : l'awalé c'est magique. Je me suis installée en face d'une fille, tout en surveillant ce qui se passait sur les autres jeux ; on voit tout de suite que ces enfants-là encore moins que les autres ne veulent de discours collectif, ils veulent chacun son explication personnelle et je trouve qu'ils ont bien raison ; je vais de l'un à l'autre en essayant de ne pas trop abandonner ma petite adversaire.

Une heure passe, on n'entend toujours que le bruit des graines et de quelques mots échangés, je me dis c'est le moment de leur montrer le coup du grenier ; je viens d'en monter un beau et je leur propose de venir voir comment ça marche, et puis je me dis que c'est pas très sympa de faire voir à tout le monde comment la petite va se faire dévorer, alors je retourne le jeu. Mais ils ne veulent pas se déranger de leurs parties, finalement je vais de jeu en jeu.

C'est le moment de la pause, dans les écoles ça s'appelle la récré mais ici la pause : on descend sous les grands arbres, les filles se tiennent debout contre un mur avec des airs mélancoliques  et les garçons se foutent la peignée. Je demande à aller aux toilettes, l'animateur m'emmène avec son trousseau de clefs, ici tout ferme à clef : c'est comme une prison bucolique. Je ne peux pas refermer, tant pis ils se débrouilleront.

On remonte et le miracle se réinstalle, ils ne perdent pas une minute, comment je vais faire pour leur expliquer la règle de la famine et la règle de comment on finit ? eh bien ça se fait tout seul, de jeu en jeu.

Tout d'un coup je sens chez eux comme une fatigue, certains disent « j'ai faim », je propose d'en rester là pour aujourd'hui. Je leur fais ranger les jeux, quatre graines par case et on replie d'un coup sec, je leur donne une graine chacun parce qu'ils veulent essayer de les faire germer, je repars. Le paysage de printemps est d'une vivacité incroyable, croulant de vert et de fleurs et je suis tellement heureuse et sonnée que bien sûr je me trompe de route au début. Je trouve un bistrot, je n'ai plus la force d'avancer ; j'appelle à la maison, ne m'attendez pas pour le déjeuner, je m'achète un jambon-beurre, il me semble que mon corps est de la peau tendue sur un squelette ; j'attribue ça au fait que ces enfants qui savent à peine dire au revoir ont un grand besoin d'affection et à défaut de manger toutes les graines du jeu de leur adversaire, ce qu'ils ne savent pas faire encore, ils ont mangé toute mon énergie ; en même temps ils m'ont donné la leur. Je remets le CD et je repasse en boucle I once loved a woman, a child I am told/ I gave her my heart, but she wanted my soul.

En rangeant les jeux dans ma valise, il m'avait bien semblé qu'il en manquait un mais comme j'oublie toujours de les compter je n'en étais pas sûre et je n'ai rien dit. Arrivée à la maison il y avait un message téléphonique : oui, un jeu vient d'être retrouvé caché sous un blouson. L'animation d'aujourd'hui n'était qu'un test, on me rappellera si on décide de poursuivre régulièrement, ce que j'espère de tout mon cœur ; il sera bien temps alors de retrouver le jeu perdu. 

Vlouise.

 



10/05/2006
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